Article scientifique

Les mobilisations contre les dépossessions foncières en périphérie de Dakar : configurations locales et revendications de justice sociospatiale

Philippe Lavigne Delville, Momar Diongue | Dossier thématique n°19 Justice spatiale | 2025
Les mobilisations contre les dépossessions foncières en périphérie de Dakar : configurations locales et revendications de justice sociospatiale

En Afrique, la pression démographique et les dynamiques contemporaines du capitalisme font de la terre un enjeu d’importance croissante. En milieu rural, les États ont favorisé les grandes acquisitions foncières internationales, relancées par les crises alimentaires de 2007 et financière de 2008 (Evers et al., 2013), tandis que les élites urbaines poursuivaient leurs stratégies d’accumulation foncière (Hilhorst et Nelen, 2012). En milieu urbain et périurbain, la financiarisation du logement a accru la valeur des terrains et la spéculation foncière (Bertrand et Bon, 2022). Abandonnant à l’informel la question de l’accès des pauvres à la ville, les politiques publiques se concentrent sur des projets de villes nouvelles (Van Noorloos et Kloosterboer, 2018) et sur le soutien à une promotion urbaine en faveur des classes aisées et des diasporas (Biehler et al., 2015).

Au Sénégal, ces dynamiques prennent place dans un cadre politique et institutionnel original, hérité du choix fait, peu après l’indépendance, en 1964, de restreindre le développement de la propriété privée, dans la logique du socialisme africain promu alors par le président Léopold Sédar Senghor : seul l’État peut immatriculer les terres, en son nom, et sous condition d’utilité publique. Dans les années 2000, l’État a cependant soutenu de « grands accaparements » en milieu rural, qui ont suscité des contestations (Touré et al., 2013). Depuis les années 2010, la conflictualité foncière se concentre sur les franges d’expansion urbaine, à une trentaine de kilomètres de la capitale Dakar, qui s’affirment comme les nouveaux espaces des luttes foncières (Auyero, 2005). Les conflits se cristallisent sur l’opposition des habitants et des agriculteurs à leur dépossession foncière à cause de projets étatiques d’aménagement ou de projets privés de promotion immobilière.

Premier produit de recherches en cours, cet article vise à comprendre les conditions d’émergence de ces nouvelles mobilisations et à élucider leurs enjeux en matière de justice sociospatiale (Gervais-Lambony et Dufaux, 2009 ; Soja, 2009). Après une brève mise en contexte, nous présentons trois cas emblématiques. Chacun d’entre eux a fait l’objet d’enquêtes qualitatives (entretiens auprès des personnes touchées, des responsables des collectifs concernés, de personnes-ressources – entre 20 et 40 par site – ; observations de manifestations ou de conférences de presse ; dépouillement de la presse et de vidéos en ligne) par l’un ou l’autre des auteurs, depuis 2012 ou 2019 selon les sites. Pour chacun, nous détaillons l’histoire de la mobilisation, les répertoires d’action et leur diversité, les soutiens dont a bénéficié le collectif qui l’a organisée et les revendications qu’il porte (Fillieule et al., 2010), en les situant dans la configuration territoriale et sociopolitique spécifique où elle s’est déployée (Pailloux et Ripoll, 2019). Le territoire est en effet central dans la genèse des conflits d’usage (Torre, 2011) et dans les stratégies et les répertoires d’action collective (Ripoll, 2008). Centrer l’étude sur le territoire et les luttes dont il est l’enjeu, et comparer des cas éloignés de quelques kilomètres – proches donc, mais différents –, permet de travailler sur les interactions entre le social et le spatial et de mettre en lumière l’importance de la diversité des microconfigurations par lesquelles se construit la ville contemporaine.

Nous analysons ensuite les enjeux distributifs et procéduraux de ces mobilisations, pour les divers groupes d’acteurs concernés, et la perception des enjeux de justice par les victimes des dépossessions. Nous mobilisons pour cela la grille d’analyse élaborée par Coline Perrin et Brigitte Nougarèdes (2020) dans le cadre d’une recherche collective sur les enjeux de justice spatiale périurbaine en Méditerranée pour rendre compte des enjeux de préservation des terres agricoles périurbaines. Nous la mettons ici à l’épreuve d’un contexte différent.