Madagascar : communiqué du Collectif TANY

le 02/02/2020

La décennie a commencé d’une manière singulière pour les Malagasy : le 16 janvier 2020, un communiqué signé par le Ministre de l’Agriculture, de l’Elevage et de la Pêche annonce qu’un « accord-cadre » (« Memorandum of Understanding ») vient d’être signé sur 60.000 ha de terres dans le Bas-Mangoky  avec une grande société dénommée Elite Agro LLC basée à Abu Dhabi dans les Emirats Arabes Unis.

Qu’est-ce que les différentes autorités ont révélé à la date d’aujourd’hui sur cet accord-cadre ? Que pouvons-nous penser, à l’étape actuelle, de cette nouvelle forme de « collaboration » de l’Etat avec les investisseurs étrangers qui engage une énorme superficie de terres Malagasy ?


Des déclarations hésitantes et contradictoires des responsables de l’Etat

La première information du public sur le projet a été faite le 16 janvier sous la forme d’un communiqué  (ci-joint)

« Afin de réaliser l’Engagement du Président de la République sur l’autosuffisance alimentaire à Madagascar, notamment au cours de l’année 2020, où le 60ème anniversaire du retour de  l’Indépendance va être commémoré, le Ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et de la Pêche a recherché des partenaires qui aideront à atteindre l’objectif. Ainsi un ‘Memorandum of Understanding’ a été  signé sur la collaboration de l’Etat avec un grand groupe basé à Abu Dhabi dans les Emirats Arabes Unis, Elite Agro LLC .

L’accord porte sur l’exploitation d’une superficie de 60.000 ha dans la zone du Bas-Mangoky, pour la culture de riz, maïs, blé, soja, pois de Cap et arachides. La production annuelle envisagée est de 350.000 tonnes de riz, 200.000 tonnes de maïs, 150.000 tonnes de blé au départ, et prévu d’atteindre 240.000 tonnes plus tard, 300.000 tonnes de soja, 20.000 tonnes de pois de cap et 30.000 tonnes d’arachide.

La forme de partenariat consiste en une contribution des deux parties : l’Etat fournit le terrain sous forme de prêt du terrain au groupe industriel  Elite Agro LLC, tandis que le groupe réalisera toutes les plantations, prendra en charge tous les équipements et logistiques nécessaires et assurera le salaire des  personnes qui travailleront sur l’exploitation agricole. Toute la production sera achetée par l’Etat malagasy à un prix modique, toujours conformément à l’accord entre les deux parties, pour approvisionner à la fois le marché local afin d’atteindre l’autosuffisance alimentaire et l’exportation.

Un essai sera fait pendant la première année, et si l’essai est concluant, les deux parties signeront un contrat définitif plus tard. Ce projet débutera immédiatement, ayant obtenu l’approbation du Conseil des Ministres ce 16 janvier 2020. » (1)

Les questions, protestations et oppositions ayant afflué de toutes parts à Madagascar, le Président de la République évoque le projet dans un point de presse le 20 janvier, précise que le contrat durera 30 ans. «  Nous en tirerons davantage de profit, parce que cela nous permettra de ne plus importer et donc de ne plus payer les frais de transports », explique Andry Rajoelina. » (2)

L’émission « Don-dresaka » (débat) du dimanche 26 janvier sur TVPlus consacrée au sujet éclaira davantage sur divers points, notamment sur la localisation des terrains concernés, dans le district de Manja de la région Menabe, de l’autre côté du fleuve Mangoky par rapport aux nouveaux périmètres aménagés par la Banque Africaine de Développement (3).

Au cours de ce débat télévisé, un défenseur du projet a affirmé qu’il n’y avait pas d’occupants sur ces lieux déserts et qu’il n’y avait donc personne à consulter préalablement. Le Directeur Général de l’Agriculture, pour sa part, avait insisté sur la disponibilité de vastes surfaces et avait avancé qu’on pourrait mettre en place le projet dans les parties où il n’y a pas d’habitants.  Mais dans une conférence de presse (4) le Ministre de l’Agriculture, de l’Elevage et de la Pêche dit que des habitants se trouvent sur le terrain « même si la densité de la population est faible », et que s’il s’avèrera nécessaire, pour des raisons techniques, de déplacer des gens, des concertations et accords avec la population locale affectée devront être réalisés.

La manière dont les responsables de l’Etat dévoilent les informations au compte-gouttes avec des contradictions et des hésitations ne peut que susciter les inquiétudes et les soupçons. Même si les décideurs donnent l’impression qu’ils ont des raisons de penser que ce Memorandum n’est pas digne d’être montré au soleil (« tsy fampiseho masoandro »), nous réclamons, comme de nombreux citoyens, la divulgation intégrale en urgence de ce Memorandum à tous les Malagasy de toutes les régions et du monde car le territoire Malagasy appartient à tous les Malagasy.

Quelques réflexions peuvent cependant être partagées à partir des données incomplètes disponibles pour le grand public


Dans l’état actuel des informations disponibles, que penser de cette nouvelle forme de partenariat / transaction ?

D’une part, il est difficile de croire tout ce qui a été dit, sans voir le contenu du Memorandum signé, étant donné les divergences entre les différentes déclarations sur l’existence de communautés locales dans la zone concernée, par exemple.  De nombreux citoyens se méfient du prétendu essai d’un an : si le groupe industriel commence à entreprendre les travaux rapides qu’il aurait promis, qui oserait penser qu’il partira si l’essai s’avère non concluant ?

D’autre part, l’énorme surface de terres apportée par les Malagasy sera-t-elle considérée comme un capital significatif ou sera-t-elle vraiment prêtée/donnée à titre gratuit sans aucune contrepartie ? L’Etat et la société Malagasy ne sont-ils pas perdants dans la mesure où le projet prive nos citoyens d’une énorme surface de terres, et l’Etat devra acheter à cette société les produits de la récolte ? Le terme vague « à un prix modique » ressemble à de la fumée destinée à embrouiller et à endormir. Par ailleurs, les dirigeants déclarent que ce système permettra à l’Etat Malagasy de ne pas utiliser de devises en important des denrées alimentaires (3), comme en ce moment. Mais comment l’Etat va-t-il payer les produits de la récolte ? En Ariary, par un système de troc contre des ressources souterraines ou en eau, ou avec d’autres terrains ?

Ensuite, on dit que l’Etat Malagasy achètera les produits de la récolte. On ne sait rien du prix que le consommateur Malagasy devra débourser pour l’achat du riz, du maïs et autres produits du sol Malagasy. Si ce prix est trop élevé, la majorité de la population Malagasy déjà en grande difficulté actuellement, ne pourra pas acheter les denrées alimentaires sur le marché local et l’insécurité alimentaire s’aggravera sur tout le territoire. Si le prix est trop bas, cela risque fort de décourager et de mettre en faillite les paysans Malagasy.

Concernant la société Elite Agro LLC, nous reviendrons plus tard sur les expériences connues dans les autres pays d’Afrique, d’Asie et d’Europe où cette société intervient.


Nous rejetons l’utilisation de ce type de partenariat pour atteindre l’autosuffisance alimentaire.

Les organisations signataires de ce communiqué sont opposées à toute mise à disposition de terres malgaches à des entités étrangères – qu’il s’agisse d’individus, d’entreprises ou d’Etats, que la transaction soit une vente, une location, un prêt ou un don, et quelle que soit la durée envisagée pour la mise à disposition.

En effet,
–      Les terres sont un bien commun au peuple malagasy et non pas une marchandise,

–          Les familles malagasy possèdent moins de 1 hectare de terre en moyenne pour travailler, se nourrir et vivre,

–          Certains paysans malagasy sont « sans terre »,

–          Les patriotes des temps passés ont lutté contre la colonisation pour que les générations actuelles et futures exploitent les terres de manière indépendante mais non pas pour tous devenir des ouvriers agricoles de groupes financiers étrangers ou de multinationales,

–          Lorsque les communautés locales sont déplacées, elles perdent leurs terres, leurs lieux de vie, leurs moyens de subsistance et leur culture définitivement. Les conséquences pour elles sont identiques, quelle que soit la durée prévue par les décideurs et les nouveaux occupants des terres dans le cadre de la transaction, que cette transaction soit une vente, une location, un prêt ou un don.

En outre, dans  ce cas précis, la décision du Conseil des Ministres d’appliquer immédiatement le contenu de l’ « accord-cadre » avant d’avoir informé et consulté les habitants potentiellement affectés, et avant d’avoir réalisé les études techniques et sociales sur les impacts du projet sur les communautés concernées (5) est complètement inacceptable. Les familles qui vivent de l’élevage et de l’agriculture sur les terres accordées par l’Etat à Elite Agro LLC sont des hommes et des femmes qui méritent qu’on respecte leurs droits fondamentaux, comme tous les citoyens du monde.

Nous rejetons l’ « accord-cadre » avec le groupe Elite Agro LLC car il ne permettra pas d’atteindre l’autosuffisance alimentaire, qui se définit par la « capacité d’un territoire à répondre aux besoins alimentaires de sa population par sa propre production et ses propres ressources ». Or les intrants, le savoir-faire et les moyens matériels et financiers dans ce projet seraient apportés par ce groupe étranger.

Ce projet constitue un danger à la fois

–          pour l’accès des Malagasy à d’énormes superficies du territoire pendant des décennies ;

–          pour l’environnement dans la mesure où nous ne savons rien sur les méthodes de production qui seront utilisés (OGM, engrais chimiques, pesticides,..?) ;

–          pour la sécurité alimentaire de l’ensemble de la population ;

–          et pour le développement des agriculteurs qui constituent plus des deux-tiers de la population de Madagascar.

Nous contestons fortement la stratégie adoptée par les dirigeants de miser principalement sur les investisseurs et grands groupes venant du monde entier pour cultiver les terres à Madagascar, au lieu de développer les forces vives du pays en multipliant davantage les mesures d’accompagnement pour la paysannerie et l’entreprenariat local.

Source : CRAAD-OI : Centre de Recherches et d’Appui pour les Alternatives de Développement  – Océan Indien et Collectif pour la défense des terres malgaches – TANY